Réussite : les codes ont-ils changé ?
Il y a 15 ans, j’entrais en école de commerce. Comme beaucoup d’autres ayant fait ce choix, je n’aspirais pas à sauver le monde. Mes motivations étaient bien plus égoïstes. Je n’espérais même pas atterrir sur un job qui me passionne – on ne m’avait pas dit que c’était un facteur à prendre en compte dans mon choix d’orientation. Non, j’avais choisi cette voie par conformisme aux standards de réussite, parce qu’elle devait me garantir la possibilité par la suite de décider quel job bien payé et en CDI je souhaitais exercer et une certaine facilité à l’obtenir. Dis-moi combien tu gagnes, je te dirais si tu as réussi. A l’époque, les enjeux environnementaux et sociaux étaient bien loin de mes préoccupations – et de celles de la plupart de mes camarades. Nous rêvions alors de finance, d’audit, de consulting dans les gros cabinets ou de marketing pour les marques de luxe. La clé du bonheur, nous avait-on assuré, se trouvait dans la belle maison, la voiture, la jolie famille, le labrador et les vacances à Saint Tropez. Nous l’avions cru. S’il y a bien une chose à laquelle nous aspirions tou.te.s, c’était d’être heureux.se.s. Si c’était par là, alors allons-y. Nous nous sommes donc sagement alignés sur la ligne de départ pour démarrer notre course effrénée aux postes prestigieux et aux promotions. La douche froide Malheureusement, lorsque, le diplôme en poche, nous étions enfin prêts à nous lancer sur la piste, la crise économique était passée par là. Certain.e.s avaient fait le « bon » choix, et se sont retrouvé.e.s rapidement propulsé.e.s sur le chemin de la réussite. Pour beaucoup, le monde du travail s’est avéré bien plus dur que ce à quoi nous étions préparés. Personne ne nous avait dit qu’il faudrait nous battre pour décrocher un job et que, une fois embauché.e, il faudrait supporter l’esprit de compétition, le micro-management, les journées à rallonge, le stress, la course à la productivité, le manque de considération. Petit à petit, l’image d’Epinal a commencé à s’écorner. Autour de moi, nous étions de plus en plus nombreux à sentir poindre le sentiment de faire fausse route, de passer à côté de nos vies. Plus miroir aux alouettes que pays de Cocagne, le monde de l’entreprise nous faisait de moins en moins rêver. Nous avions aussi compris que cette idée de faire carrière toute sa vie dans le même job et la même boîte qui en échange de notre loyauté prendrait soin de nous et de notre avancée était désormais obsolète. En échange il semblait clair que, loin d’être tout tracé, ce serait à nous de construire notre avenir avec agilité, curiosité et une certaine dose de compromis . Parce que si on ne se prenait pas nous-même en main, personne ne le ferait pour nous. Le mot reconversion est entré dans les mœurs, annonçant la mort imminente des parcours linéaires. Désormais il était question de penser son parcours comme une succession de moment plus ou moins fastes, longs, épanouissantsv Au moins, cela permettait de dédramatiser les choix d’orientation, de se sentir plus libre de tâtonner, de changer d’avis et de bifurquer si nécessaire. Seulement, pour tirer du positif de cette nouvelle réalité, il fallait aussi apprendre à s’orienter, à construire et piloter son parcours pro avec agilité. C’est vers ce moment-là que Bloomr est né, aux côtés d’autres initiatives comme Switch Collective ou SoManyWays, faisant toute écho à ce malaise grandissant. D’ailleurs, beaucoup de ces projets étaient lancés par des Milleniums en quête de sens, qui s’étaient essayés au monde de l’entreprise et en étaient revenus (moi la première). Has been, le trader et la Rolex. Les envies de reconversion puisaient leur source dans un rejet fort de la culture managériale à l’ancienne et de la grande entreprise. Chez Bloomr, les personnes qui s’inscrivaient à notre programme pour repenser leur trajectoire professionnelle n’en pouvaient plus de gaspiller 8h par jour à s’ennuyer ferme au travail voire de sacrifier leur bien-être sur l’autel de la réussite (et au profit des entreprises). Ce qui les animait, c’était la perspective de s’éclater, enfin, dans leur job, de se lever avec enthousiasme le matin, de partir au travail le sourire aux lèvres…et de bosser pour une boîte qui saurait les apprécier à leur juste valeur. A ce titre, le monde des startups et l’aventure entrepreneuriale semblaient plein de promesses pour ces déçu.e.s du salariat. On n’en était donc pas encore à une remise en question profonde du modèle de réussite en soi . Certes, la carrière planplan dans la grande entreprise avait perdu de sa superbe, mais le travail, lui, tenait toujours une place prépondérante dans les nouveaux rêves de réussite, qui allaient de pair avec une sorte de frénésie de l’action : pour être un.e gagnant.e, il fallait avoir la niaque, l’ambition, viser les étoiles. Partout, on répandait l’idée qu’avec de la volonté et en y croyant fort, tout nous était possible. The sky is the limit comme on dit. Si l’entrepreneuriat séduisait autant, c’est parce qu’il était associé aux success stories fulgurantes à la Zuckerberg et compagnie. Pourtant, au fil du temps, ce nouvel idéal de la start up nation a lui aussi commencé à s’essouffler et même les licornes ont perdu de leur pouvoir d’attraction. C’est bien beau de bosser dans la joie et la bonne humeur pour une startup dans l’air du temps au nouveau concept hyper tendance, mais à quoi bon, dans le fond, si c’est pour vendre un truc dont personne n’a besoin ? La quête de sens entre en scène La quête de sens, c’est la traduction de ce grand questionnement : pourquoi est-ce que je travaille ? A quoi cela sert ? A qui ? Comment faire en sorte que l’énergie et le temps que je passe à travailler ne soient pas juste une collection d’heures dépensées à servir un but dont je ne vois pas l’utilité, voire qui va à l’encontre de mes valeurs. Cette quête de sens traduit une volonté de plus en plus forte de s’affranchir des standards de réussite, pour suivre son propre chemin. Ne plus réussir en fonction des autres : réussir selon ses propres règles. Place à un nouveau discours, qui porte la conviction que la réussite ne se mesure pas tant à la taille du compte en banque qu’à l’épanouissement personnel,à l’équilibre, au bien être, à la connexion à soi, aux autres et à son environnement. L’explosion du développement personnel en est un signal clair. La quête de sens passe par un alignement entre soi, ses valeurs, et son chemin de vie, qui implique d’abord de bien se connaître et de s’émanciper de toutes les injonctions et de toutes les croyances qui nous nuisent au quotidien. Une vision qui reste, en apparence, très individualiste de la réussite, tout en posant les bases d’un changement de paradigme, prémisse de la quête d’engagement. Beaucoup de personnes se sont alors tournées vers le monde de l’ESS pour trouver des réponses à leur besoin d’alignement. Beaucoup se sont reconvertis une fois, deux fois, cumulent parfois plusieurs casquettes et se sont façonnés des rôles à leur image. Merci, la crise Et puis, l’électrochoc : la crise sanitaire. Ces longs mois suspendus, qui n’ont pas été vécus de la même manière par tout le monde, ont braqué les projecteurs sur des sujets douloureux. Pour toute une partie de la population, la vie durant de longues semaines semble s’être réduite à travailler et consommer en ligne, seules activités vraiment autorisées en période de confinement. Pour une autre partie, au contraire, le Covid 19 a été l’occasion de lever le pied, de travailler moins que d’habitude et de goûter à un quotidien qui laissait plus de place au temps libre. Au point de ne plus avoir aucune envie de retrouver le rythme pré-Covid. Dans les deux cas, un constat commun : le travail occupe une place considérable dans notre société et dans nos vies, reflet de notre modèle économique fondé sur la production et la consommation. Or, à ce constat s’est ajouté une autre question, celle de l’utilité de notre travail, à laquelle nous avons été forcés de nous confronter lorsque, au premier confinement, la société semble s’être scindée en deux : d’un côté, celles et ceux qui exerçaient un job indéniablement essentiel, et de l’autre…les autres, en chômage partiel, ou qui ont continué à bosser, forcés de le faire, mais sans bien comprendre pourquoi. Qui ne s’est pas interrogé, alors, sur l’utilité de son propre job ? Sur sa contribution à la société ? Sans compter que la crise a braqué les projecteurs sur une injustice sociale évidente : très souvent, les jobs essentiels sont aussi les moins bien rémunérés. Cette période a creusé de nombreuses fractures, entre les personnes qui ont continué à travailler et les autres, celles qui ont eu peur de perdre leur emploi et celles qui se savaient à l’abri, celles qui ont vécu ces moments chez soi comme un temps de pause bienvenu et celles qui se sont senties submergées et fragilisées, qui en ont remué plus d’un.e. En parallèle, la crise sanitaire a accéléré la prise de conscience de l’urgence écologique et climatique, aidée par une série d’évènements inédits, spectaculaires et dramatiques – grands incendies, pluies torrentielles, inondations… Ces violentes secousses ont ébranlé nos convictions et nous ont poussé à faire un pas de côté, pour nous interroger sur notre propre rôle, dans tout ça. A quoi je contribue, moi, par mon travail ? A construire un monde désirable et juste ? Ou à perpétuer ce monde industrialisé et fracturé, dans lequel la rentabilité prime sur l’utilité, la durabilité sur la beauté, et le profit sur tout le reste. Pour certain.e.s, ce fut un triple constat que 1/ leur travail prenait beaucoup trop de place dans leur vie 2/ ledit travail n’apportait pas grand chose à la société et 3/ ils ou elles participaient même, à travers leur job, à l’aggravation des enjeux écologiques et climatiques Une prise de conscience parfois brutale, qui a ouvert la porte à quelques crises existentielles. Qui suis-je ? Où vais-je ? A quoi bon tout cela ? Ne suis-je pas en train de passer à côté de ce qui compte vraiment ? Séisme à tous les étages Les enjeux écologiques et climatiques ont pris une importance très nette ces derniers mois, pour celles et ceux qui s’interrogent sur leur avenir professionnel. Dans les médias, les livres, sur les réseaux sociaux, aussi, le discours a changé. Partout, fleurissent des témoignages de reconversion de personnes qui ont fait le choix de gagner moins pour vivre mieux, de quitter leur job en finance pour s’engager dans les luttes écologiques, de négocier la fin d’un CDI pour se consacrer au bénévolat. Des sujets jusque là rarement abordés comme la question de la justice sociale, du temps de travail et de la notion même de travail en tant que valeur et que concept économique se sont invités dans les débats. Surtout, ce rejet profond du modèle de réussite et des valeurs portées par notre société s’inscrivent dans une réflexion qui va bien au-delà du périmètre professionnel. D’ailleurs, il ne s’agit pas de tourner le dos au travail. Collectivement nous y sommes toujours très attachés puisqu’on le considère comme un vecteur important d’indépendance voire de liberté, de socialisation, de participation à la vie de la Cité, de réalisation de soi. L’envie est plutôt de faire sauter le cadre dans lequel on l’exerce, de redéfinir les règles du jeu, pour les replacer dans une vision plus globale de changement de paradigme. Il s’agit de repenser pourquoi on travaille, pour qui, comment, avec quelles finalités, pour quels résultats ? Mais aussi, qu’est-ce qu’on appelle travail ? Quand on fait une activité utile mais non rémunérée, pour soi, pour sa famille, ses proches, sa communauté, quand on fait du bénévolat, qu’on s’occupe des ses enfants, de ses parents, qu’on crée, qu’on invente, qu’on cultive son potager, qu’on fait vivre la cité… n’est-ce pas aussi du travail ? N’est-ce pas même plus utile que…
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